50 ans aprèsQue reste-t-il de nos amours ?
- 17/09/2023 : Ange (1972-1975)
- 03/09/2023 : 50 ans - Curved Air (1970-1973)
- 20/08/2023 : Emerson, Lake and Palmer (1970-1973)
- 06/08/2023 : Soft Machine (1968-1970)
- 23/07/2023 : Canterbury: Caravan (1969-1972) et Egg (1970-1974)
- 09/07/2023 : Magma (1970-1974)
- 25/06/2023 : Gentle Giant (1970-1974)
- 11/06/2023 : King Crimson (1972-1974)
- 28/05/2023 : King Crimson (1969-1971)
- 14/05/2023 : Yes (1972-1974)
- 30/04/2023 : Yes (1969-1971)
- 16/04/2023 : Van der Graaf Generator (1969-1975)
- 02/04/2023 : Genesis
17/09/2023 : Ange (1972-1975)
Ange (1972-1975)
Ange sort son premier album, «Caricatures», en 1972. Formé dès 1969 par les frères Décamps, le groupe va réussir de véritables tours de force avec cet album. D’abord, ils font du prog en français, chose qui est très loin d’être évidente dans le monde du rock. Ils font du prog en français et aussi ils produisent des textes intéressants, comme l’excellent poème qui ouvre la plage titulaire de l’album. Mais ce n’est pas tout, il y a aussi un point extrêmement important – et je pense à quel point cela a dû être difficile pour eux – c’est le travail de mixage que cet album présente. Loin de se satisfaire du mixage typique des artistes de la chanson française, Ange réussit un vrai mixage rock, avec la voix intégrée dans la matière sonore. Rien que ce tour de force leur donne un statut différencié de groupe de rock proéminent dans l’Hexagone (il y avait d’autres groupes mais Ange sera plus représentatif, vu l’originalité de sa démarche). Le son d’orgue de Francis Décamps est également typique, et ne répète pas simplement celui de ses collègues d’outre-Manche! Enfin, nous avons, avec «Caricatures», peut-être le premier album véritablement prog de France (je ne considère pas ici Magma qui nage en eaux profondes et ne peut se comparer proprement à rien d’existant dans le monde du rock). Les présentations publiques d’Ange étaient mémorables! Qui ne se souvient pas d’avoir été hypnotisé par Christian Décamps nous contant l’histoire du «Soir du Diable» avec ses marionnettes! L’album est serré et, si on sent une influence médiévalo-fantasy que n’aurait pas manqué de revendiquer Peter Gabriel, le discours est original, la poésie passe très bien et on a ici un excellent album, malgré quelques légères fautes dans les passages et changements peu organiques de la plage titulaire. On note aussi l’influence de Jacques Brel dans le ton, l’intonation et l’écriture, ce qui se confirmera avec la reprise sur le second album de la chanson de Brel, «Ces gens-là». Avec cet album, un grand groupe de prog français était né et sa réécoute aujourd’hui transmet toujours les good vibes qu’il avait à l’époque!
Le groupe remet cela l’année suivante avec «Le Cimetière des Arlequins». Ils utilisent les mêmes points de référence, avec çà et là un clin d’œil à Genesis, mais sans que cela soit gênant le moins du monde. Ils se fondent plutôt dans un langage prog en constitution, en apportant leur propre son et spécificité. Ce deuxième album s’ouvre sur une version prog de «Ces gens-là» de Brel. Rares sont ceux qui ont osé s’attaquer à Brel, le danger est trop grand! Mais Ange s’en sort très bien et nous offre une version crédible et puissante de la chanson de Brel. Le reste de l’album se déroule sans aucun problème avec le classique «Aujourd’hui c’est la fête chez l’apprenti sorcier» et la superbe plage titulaire en apothéose! C’est un autre excellent disque du groupe qui continue l’exploration de son espace sonore et poétique, restant dans l’imaginaire médiéval et magique déjà instauré par le premier album.
«Au-delà du délire» transporte toutes ces qualités à un niveau supérieur. D’abord, on a un concept album avec une histoire qui se développe sur les deux faces de l’album. La narration est intéressante et la poésie nous retient dans la suite du déploiement de l’œuvre. La musique est à son sommet dans ce style original inspiré de Genesis, mais sans le copier. Les passages instrumentaux sont bien balancés entre les moments de textes, et l’ensemble coule sans effort jusqu’à son dénouement. C’est de la très belle ouvrage et cet album est un régal pour les oreilles, même quasiment 50 ans après sa sortie. Ne le boudez pas!
Je termine ici avec l’album «Émile Jacotey», malgré sa sortie tardive en 1975 (au-delà de ma limite de 1974) parce qu’il s’agit également d’un excellent album construit autour de l’image et de la personnalité du conteur rencontré par les frères Décamps. La suite de morceaux est magnifique avec de réels temps forts, comme le superbe et très brélien «Jour après jour», ou encore le très touchant «Ode à Émile» qui clôt la première face. Une longue suite occupe la seconde face, «Ego et Deus» avec quelques excellents moments et l’ébauche d’une inspiration canterburyenne dans la partie instrumentale de «Les Noces». Cette inspiration revient, plus nette, dans le très beau morceau qui clôture l’album, «Le marchand de planètes». Tout cela est magnifique!
En résumé, entre 1972 et 1975, Ange a produit quatre superbes albums, originaux et inspirés, qui supportent extrêmement bien l’écoute en 2023!
Lucius Venturini
https://www.ange-updlm.com/
03/09/2023 : 50 ans - Curved Air (1970-1973)
Curved Air (1970-1973)
Après sa formation en 1969, Curved Air sort son premier album, «Air Conditioning», en 1970. Après l’expérience de Sisyphus, Darryl Way (violon) et Francis Monkman (claviers), les deux têtes pensantes du projet vont se joindre à la chanteuse Sonja Kristina pour fonder Curved Air. Le groupe a les faiblesses de sa force (ou la force de ses faiblesses) avec deux leaders en compétition, chacun muni d’un bagage classique plus que sérieux. Sonja Kristina, elle aussi, a une forte personnalité (checker son magnifique album solo de 1980, sans oublier les suivants) et tout cela donne donc un mélange explosif. Le premier album met en valeur quelques grands moments, comme le petit morceau «Propositions» ou encore le superbe «Situations». Le groupe est à son mieux dans les mélanges et fusions. Par contre, les morceaux plus rock sont dans la lignée 70, sans plus, et les morceaux vivaldiens de Way sont un peu durs à encaisser, sauf une partie de violon électrique distordu intéressante. En résumé, un premier album éclectique, et prometteur, avec d’excellents moments.
Le second album, intitulé simplement «Second album», initie une phase plus mûre du groupe, qui maintenant peut se définir comme pleinement prog. Leur mélange intelligent de genres avec le classique et le rock passe maintenant très bien et la voix de Sonja Kristina fait des merveilles. La seconde face est particulièrement intéressante avec les compositions de Monkman, dont le long morceau «Piece of Mind», probablement le plus réussi de l’album du point de vue des compositions. Notons aussi l’excellent «Puppets» qui tisse une ambiance étrangère sur laquelle se pose la voix de Kristina… Superbe! Avec «Piece of Mind», on se prend même à penser à Gainsbourg dans la façon particulière de dire le texte, que Sonja Kristina fait à la perfection. Cet album marque un solide upgrade pour le groupe. Notons l’excellence du travail de batterie de l’étonnant Florian Pilkington-Miksa!
Et en 1972 sort le merveilleux «Phantasmagoria», sans aucun doute le sommet du travail de ce groupe hors du commun. Les compositions sont ici superbes, vivaces et variées, sans pour autant perdre l’homogénéité d’un son qui n’a rien de commun avec les autres groupes de prog de l’époque: le timbre si particulier de la voix de Sonja Kristina (sa seule concurrente – mais de taille – étant Dagmar Krause qui officiera dans Henry Cow bientôt après), les dialogues entre Way et Monkman, riches de textures et d’idées et toujours l’omniprésent Pilkington-Miksa aux fûts. C’est un grand album avec quelques joyaux de la plus belle eau, à commencer par la superbe plage d’ouverture, «Marie Antoinette». On a sur la deuxième face un petit morceau expérimental et électronique, très réussi, qui débouche sur la pièce maîtresse de 8 min 36 s de «Over and Above», riche en changements et idées surprenantes. Un album indispensable dans toute discothèque prog, sans une ride avec ses 50 ans d’existence. C’est malheureux que ce groupe n’ait pas eu plus de reconnaissance à l’époque car il nous proposait un prog en dehors des sentiers battus...
Avant le quatrième album, Darryl Way et Francis Mokman quittent le groupe, ce qui ne manque pas de changer radicalement le son et le style du combo. Il est vrai que Sonja Kristina reste et s’occupe d’une bonne part des compositions sur «Air Cut». Mais, toutefois, la magie n’y est plus. Ce quatrième album est avant tout un album de rock seventies avec quelques moments prog, comme la longue plage «Metamorphosis», qui pour être prog n’en demeure pas moins difficile d’accès; on y perd le fil et l’exercice est plutôt artificiel, sans beaucoup d’âme! Le son de l’album est également très différent. Il est nettement plus clean, quasiment aseptisé, presque comme un style FM avant la lettre. Il n’y a pas grand-chose à ajouter, car, si ce n’est pour la superbe voix de Sonja Kristina, Curved Air a cessé d’exister après le troisième album et c’est bien triste.
Lucius Venturini
Web: https://www.curvedair.com/
20/08/2023 : Emerson, Lake and Palmer (1970-1973)
Emerson, Lake and Palmer (1970-1973)
Super groupe de par sa formation, chacun venant de formations fameuses, ELP va se construire une réputation dans le petit monde de la prog anglaise, appuyée par d’excellentes prestations en public où les caractéristiques de showman d’Emerson pouvaient se développer sans limites... Mais voyons un peu comment leur discographie résiste au passage du temps...
Ils lancent leur premier album, éponyme, en 1970. L'album est bourré de références classiques, à commencer par la plage d'ouverture «The Barbarian» qui valut un contact de la veuve de Bartók pour que le nom du compositeur soit crédité! De façon générale, les pièces qui composent ce premier opus sont agréables et éveillent l'intérêt: la voix magnifique de Lake (bien sûr), la versatilité et l'énergie d'Emerson et la dextérité de Palmer. La première face offre donc plus de 20 minutes de prog de haute volée...! Le problème vient de la suite (si l'on peut dire) en trois parties qui ouvre la seconde face, «The Three Fates» est plutôt dur à encaisser... ego-trip emersonien dans sa plus pure expression... je passe... L'album se termine avec le joyau «Lucky Man» composé par Lake et qui restera sans doute pour la postérité le morceau le plus fameux du trio. Si l'on excepte la terrible suite en trois parties, cet album est excellent...
L'année suivante, c'est «Tarkus». Cet album présente une suite impressionnante qui occupe toute la première face. Dès l'ouverture, on est scotché ! Extraordinaire ouverture qui vous emmène à toute volée dans cette suite un peu surréaliste qu'est l'histoire de «Tarkus». Cette première face est sans doute l'un des joyaux du prog anglais de la première moitié des années 70. Emerson est époustouflant... mélodique, rythmique, inspiré, et chacun de ses solos est une petite merveille. Greg Lake y va avec un peu de guitare électrique (superbe) et évidemment, nous berce de sa voix magnifique. Palmer produit des figures rythmiques incroyables, alternant grooves dévastateurs et percussions quasiment africaines. La composition de la suite est absolument impeccable! Un des sommets du prog! S'il n'y avait que cette suite, l'album serait un chef-d'œuvre (5.0). Évidemment, après un tel sommet, il est difficile d'entrer dans la seconde face qui, pour ne pas être de ce niveau, n'en présente pas moins quelques excellents moments comme le très beau riff de «Infinite Space» par exemple, ou encore le solo très inspiré sur «A Time and Space». Tout cela n'est pas mal du tout mais bien loin de la splendeur de la première face. Mais au moins, cette fois-ci, nous ne devons pas nous farcir trop de pomposité inspirée de la musique classique.
Et puis vient le live, l'adaptation du «Pictures at an Exhibition» de Moussorgski. En entrant dans cet album, j'étais plutôt sceptique, mais j'ai été agréablement surpris. L'adaptation est bien intéressante et renferme quelques excellents moments: je note particulièrement «The Sage» avec une très belle interprétation de Lake et de très belles parties de guitare acoustique; «Blues Variation» nous présente Emerson à son top, quand il se lance dans un solo tendu, où pas une note n'est perdue... énergie, inspiration, swing, ce morceau est probablement le grand moment de ce disque. Quant à Palmer, il fait plus qu'assurer durant tout l'album... Omniprésent, il nous offre un vrai festival rythmique, très impressionnant! L'album se termine avec l'extrait du «Casse-Noisette» où Emerson aimait agrémenter le public de moments de show, de façon très spectaculaire. Un très bon album... et penser qu'il s'en fallut de peu pour qu'il ne soit pas disponible à cause des réticences de Atlantic Records!
«Trilogy» sort la même année que le live et il y eut même un projet de faire un double album réunissant les deux, mais Atlantic refusa. Cet album complexifie significativement leur musique. Les changements sont nombreux, les mélodies plus «abstraites» et la virtuosité s'installe pour rester. Le morceau le plus intéressant est peut-être «Abaddon's Bolero», avec un crescendo impressionnant jusqu'au dénouement final.
«Brain Salad Surgery», avec sa fameuse pochette de Giger, continue cette orientation plus complexe et on se prend un peu trop souvent à ne plus suivre le fil des compositions; l'attention est difficile à soutenir au milieu de tant de grande virtuosité, complexité harmonique et rythmique. L'intérêt disparaît et j'ai dû produire plusieurs fois l'effort de ramener mon attention sur ce qui se passait dans la musique. On est loin de la limpidité et de la force de «Tarkus».
En résumé, la discographie d’Emerson, Lake and Palmer ne résiste pas trop bien au passage du temps. Si l'on excepte le grand moment de «Tarkus», on trouve çà et là de bons moments, surtout dans les compositions de Lake ou dans les extraordinaires solos d'orgue Hammond d’Emerson. Palmer, quant à lui, est tout simplement fabuleux!
Lucius Venturini
Web: https://www.emersonlakepalmer.com/
06/08/2023 : Soft Machine (1968-1970)
Canterbury: Soft Machine (1968-1970), Matching Mole (1972) et Hatfield and the North (1974-1975)
Soft Machine lance son premier album en 1968 et c’est un véritable OVNI. On n’avait jamais entendu rien de semblable dans le petit monde du rock anglais de l’époque. Rien ne préparait personne à ce déferlement de sons d’une originalité sans précédent, qui allait avoir une si grande influence sur la suite et créer, ensemble avec leurs amis de Caravan, le son Canterbury. La majorité des compos sont de Kevin Ayers (nous verrons sa discographie dans le «Canterbury 3») et le résultat est une suite de morceaux/chansons organiquement liés sans aucun moment de vide et en même temps jonglant allègrement avec l’expérimental, le jazz, l’électronique et le psychédélique. C’est un album phare, génial de sa première note à la dernière. Ratledge utilise déjà le son fuzz sur son orgue et le groupe est d’une cohésion impressionnante, avec la voix de tête de Wyatt par-dessus. Un des chefs-d'œuvre du prog. Plus de 50 ans après, je me demande comment il fut possible de créer un album si original et révolutionnaire!
Avec «Volume Two» et le départ de Ayers, c’est Wyatt qui prend les devants pour les compositions, en compagnie de Ratledge. L’album est plus jazz mais continue à naviguer sur la crète entre rock et jazz, bien en équilibre canterburyen! On retrouve ici les suites de petits morceaux articulés entre eux, comme sur le premier opus, ce qui semble une trademark de Wyatt comme les albums de Matching Mole le montreront. «Volume Two» est un voyage un peu moins «dingue» que le premier album, plus jazz, avec l’apparition de cuivres. Également un très grand album!
«Third», double album, live et studio en même temps, va asseoir internationalement le groupe. Quatre faces pour quatre morceaux, dont trois résolument jazz. Il y a encore quelques réminiscences de rock mais on s’éloigne déjà de la crète bien présente un an avant. Bien sûr, ici, il y a «Moon in June», LE morceau de l’album. Composition de Wyatt qui nous emmène dans l’univers étrange de ce dernier, avec sa voix de tête, ses textes bizarres et ses trouvailles musicales. À part quelques longueurs autour de la moitié, le morceau est superbe. On décèle diverses inspirations sur cet album sorti la même année que le «Jack Johnson» de Davis, avec des tripotages qui avaient déjà été entamés par Teo Macero; on y trouve aussi une inspiration digne de Terry Riley sur la quatrième face («Poppy Nogood» date de 1969). Un album de virage pour Soft Machine qui s’en va vers le jazz. Wyatt n’aimait pas cela et va s’en aller pour fonder Matching Mole.
Matching Mole va laisser sa marque indélébile en 1972 avec deux albums, tous deux construits sur ces suites de petits morceaux intégrés, dont Wyatt a le secret. La poésie surréaliste, dadaïste, voire pataphysique, continue, bien présente, et il suffit de savourer le superbe «Signed Curtain» pour s’en rendre compte. Ici le discours Canterbury est bien installé, sur cette étrange limite difficilement définissable entre rock, jazz, mélodies et humour. «Part of the Dance», une composition de Miller, navigue en eaux troubles, quelque part entre le «Dark Star» du Dead avec Garcia aux commandes et les Miles Davis de ce début des années 70. La seconde face est, quant à elle, instrumentale et on s’aventure dans les délires wyattiens bien vivants pour qui eut la chance de les voir en public à l’époque… Inoubliable. Comme toujours, dans ce genre d’aventure, il y a des moments un peu plus faibles, comme la fin «mellotronneuse» de l’album…
Après cela, rien d’étonnant de trouver Fripp comme producteur du second opus «Little Red Record». Ce second album continue dans les mêmes eaux que le premier et ils forment ainsi une sorte de diptyque. L’œuvre du groupe fut interrompue par la chute de Wyatt, en 1973, qui le laissa paraplégique. Il poursuivra une riche carrière en solo mais abandonnera définitivement la batterie.
Et puis vient Hatfield and the North! On prend Sinclair, la voix et la basse de Caravan, avec ses mélodies si attachantes, on y joint la guitare de Miller avec l’énergie de Matching Mole, le son d’orgue fuzzy et la sophistication de Stewart dans Egg, on y ajoute un grand batteur, Pip Pyle, sortant des folies space rock de Gong. On y ajoute quelques grosses pointures en guest list: Didier Malherbe et Geoff Leigh aux sax, Amanda Parsons aux chœurs. Et le résultat deviendra le fleuron du style Canterbury. En deux albums, en deux chefs-d’œuvre, on atteindra le firmament du talent, de l’inspiration et du savoir-faire musical. Finesse des compositions, force des mélodies, rythmique impeccable, harmonies riches et nuancées, Hatfield a tout pour plaire. Les musiciens s’en donnent à cœur joie. Miller s’est libéré de son influence Garcia et a développé son style si particulier, Stewart virevolte entre son orgue fuzzy, le Fender Rhodes et les synthés analogiques, à la Chick Corea, Pyle tisse une incroyable trame rythmique d’une richesse et subtilité merveilleuses et Sinclair couronne le tout de sa voix sans pareille et de son groove de basse unique. Résultat? Le meilleur du style Canterbury! National Health continuera la belle ouvrage mais de manière plus complexe et exclusivement instrumentale. On peut déjà en avoir une petite idée sur la longue suite de la deuxième face de «The Rotters' Club». Cet album bénéficie également de la crème des musiciens de Henry Cow en guests: Tim Hodgkinson et Lindsey Cooper. En prime, Mont Campbell vient donner un petit coup de cor en passant. Deux albums merveilleux, intemporels et indispensables dans la discographie de tout amateur de prog.
Lucius Venturini
23/07/2023 : Canterbury: Caravan (1969-1972) et Egg (1970-1974)
Canterbury: Caravan (1969-1972) et Egg (1970-1974)
Caravan va sortir son premier album, intitulé «Caravan», un peu avant Soft Machine, et mettre ainsi les bases du son Canterbury en mouvement. On trouve déjà, dès la première plage, «A Place of my Own», certains ingrédients qui feront la spécificité du mouvement Canterbury: qualité des instrumentistes, mouvements harmoniques modaux et soli avec un relent de jazz dans leur inspiration. C’est un coup d’essai, mais brillant! La plage d’ouverture ainsi que «Where but for Caravan Would I» qui clôture en beauté ce premier opus montrent le chemin qui sera exploré avec les albums suivants.
Deux mois après le «Third» de leurs amis de Soft Machine, Caravan sort son deuxième album, «If I Could Do It All Over Again, I’ll Do It All Over You». On sent la synchronie des deux groupes mais Caravan reste plus rock et maintient la présence d’une guitare. On trouve déjà ici le son si particulier de l’orgue distordu, fuzzé, trituré, qui sera la trademark des claviéristes de l’École de Canterbury, et David Sinclair nous apporte quelques grands moments d’orgue, spécialement sur le morceau de bravoure qui clôt l’album, «Can't Be Long Now / Françoise / For Richard / Warlock». Cette pièce met déjà en valeur les mouvements harmoniques modaux que Soft Machine a déjà mis en pratique sur son album et propose également des soli de cuivres, avant l’arrivée d’Elton Dean dans Soft Machine! Richard Sinclair commence à prendre le lead vocal mais est encore un peu timide. Cet album marque déjà un pas de géant dans la direction de la définition de ce style si particulier de rock progressif. Soft Machine va s’en aller vers le jazz et ne reviendra plus vers le son Canterbury, naviguant sur les ondes de son jazz modal. Caravan, quant à lui, va continuer à explorer cette frontière ténue entre les genres.
Et c’est ce qu’ils vont superbement réaliser avec leur album suivant, «In the Land of Grey and Pink». Tout y est maintenant en place: les suites harmoniques modales, le son fuzzy de l’orgue et, surtout – grande nouveauté de cet album – la qualité des mélodies et l’envol de la voix merveilleuse de Richard Sinclair qui maintenant assume délibérément le lead. Les compositions de cet album sont, pour la majorité, signées par Richard Sinclair, ce qui donne une homogénéité nouvelle au groupe. Magnifique album dont le point d’orgue – si j’ose dire – est la longue suite qui occupe toute la seconde face, «Nine Feet Underground», où tout ce qu’on a fait de meilleur dans le style Canterbury se rencontre. Un grand disque, si l’on exclut (était-ce une demande des producteurs?) une petite chansonnette, un peu pop, «Love to Love You (And Tonight Pigs Will Fly)», dont on ne voit pas bien l’utilité sur cet album (oui, c’est sorti en 45T…!).
L’année suivante, c’est «Waterloo Lily» et le son du groupe a changé. Deux raisons principales à cela: la première, c’est le départ de Dave Sinclair et son remplacement par Steve Miller, lequel ne se sent manifestement pas à l’aise dans les suites instrumentales modales pratiquées par Dave Sinclair. Steve Miller est plus blues et cela se sent immédiatement. Avec cela, le groupe perd un grand point de son originalité. De l’autre côté, c’est l’arrivée de Phil Miller à la guitare et là, on a un sérieux upgrade. Phil Miller connaît ses modes et a clairement bien écouté Jerry Garcia. Dans les impros, on pense aussi aux meilleurs moments du groupe Man avec les duos de guitares Jones/Leonard. Miller est inspiré et on sait qu’il va devenir un des guitaristes essentiels du prog anglais. Malheureusement, il ne participera qu’à un seul album de Caravan. Enfin, en résumé, un album inégal avec de bons moments (un superbe petit morceau dû à la plume de Phil Miller) et un changement de son. Le prochain album, quant à lui, sera un album de bon rock seventies mais ne rappellera que de loin l’âge d’or des premiers albums.
Egg, quant à lui, est le projet privilégié de Dave Stewart, avant son entrée dans National Health (avec Phil Miller, entre autres) qui marquera l’apothéose du mouvement Canterbury dans le rock progressif. Avec le premier album de Egg, Stewart annonce la couleur: beaucoup de claviers, une inspiration classique (il y a même une petite fugue de Bach) et peu ou pas de références blues. On note l’excellent «I Will Be Absorbed», avec déjà toutes les indications canterburyennes à venir. La seconde face comporte une longue pièce «Symphony No. 2» et n’est pas ce qu’il y a de meilleur sur cet album. On perd le fil et l’intérêt au long de cette «Symphonie». Les mouvements 3 et 4 sont un peu plus intéressants avec leur expérimentation électronique.
Le second album, «The Polite Force», de l’année suivante, réitère et explore un peu plus ces directions. La première face est superbe avec une ouverture qui deviendra un classique canterburyen, Stewart commençant à utiliser le fuzzy organ typique des claviéristes du genre. Ensuite une petite pièce très rythmique avec quelques cuivres, sonnant un peu jazz – et une superbe plage électronique/contemporaine à la Stockhausen, écrite par Stewart. Pour qui aime le genre, la pièce vaut le détour! La seconde face est constituée par une longue pièce composée par Campbell, le bassiste. La pièce tient mieux la route que celle du premier album, et présente quelques superbes mouvements bien typiques du genre Canterbury. À d’autres moments, on est un peu perdu par des changements un peu juxtaposés et on reste avec une impression un peu mélangée entre d’excellentes idées et un désordre général. Toutefois, ce second album marque un pas en relation au premier.
Le 3e album, «The Civil Surface», de 1974, regorge de compositions de Mont Campbell et est certainement le plus abouti de la petite discographie du groupe. On entre dans des compositions très complexes avec deux «Wind Quartets», une superbe composition de Stewart ouvrant l’album, «Germ Patrol», qui anticipe déjà le travail de National Health, pendant que les compositions de Campbell penchent plutôt vers Henry Cow! Des invités: Steve Hillage à la guitare, Lindsay Cooper de Henry Cow et Amanda Parsons qui aura un rôle important dans Hatfield and the North. Un grand album de Canterbury complexe!
Lucius Venturini
Web: https://officialcaravan.co.uk/
09/07/2023 : Magma (1970-1974)
Magma (1970-1974) (MAGMA)
Le premier album (double) de Magma, intitulé «Magma» ou encore «Kobaïa», laisse une marque dans l’histoire du jazz-rock français. C’est fondamentalement un album de jazz, mais avec déjà des éléments qui nous emmènent vers le style que Vander va inventer, le zeuhl! On y trouve déjà les voix rituelles, lancinantes, chantées en kobaïen, les rythmiques cassées de Vander, avec de nombreux breaks puissants; l’ensemble harmonique est plutôt modal et on sent l’influence de Coltrane mais aussi de Hancock ou Weather Report première formule. Et puis surtout, il y a un grand guitariste, Claude Engel. Omniprésent, il laisse une marque indélébile sur tout l’album. Écoutez l’incroyable solo à la fin de la plage titulaire, «Kobaïa»! Il n’y a que peu de guitaristes capables de penser un tel solo à cette époque, peut-être à la rigueur Sonny Sharrock...! C’est un album varié, d’une grande richesse musicale, qui mérite vraiment une réhabilitation, tant il est un peu oublié pour être pré-zeuhl!
Le second album, simplement intitulé «2» ou encore «1001° Centigrades», continue ce chemin. On s’éloigne un peu plus du jazz (mais pas trop) avec la première face occupée par une longue suite. On n’est pas encore tout à fait dans le zeuhl mais il n’y manque plus grand-chose: on a déjà les éléments stravinskyens, ou classiques en général (une transition fait immanquablement penser au «O Fortuna» de Carl Orff), sans compter ce qu’on sait déjà du premier album: rythmique avec de nombreux breaks, chants incantatoires, jazz modal. Cette face compte avec quelques trouvailles riches et surprenantes mais, toutefois, la pièce est plutôt inégale au niveau des orchestrations et des changements d’ambiance qui paraissent un peu juxtaposés… On sent ce qui est en gésine mais pas encore tout à fait séparé du jazz modal et du classique. C’est d’ailleurs ce que nous présente la seconde face avec deux superbes morceaux de jazz, agrémentés de kobaïen dans ses vocaux si typiques. On regrette bien sûr le départ de Claude Engel! Toutefois, en ce qui concerne la première face, on entre en territoire inconnu, et on a affaire à une musique inédite, avec quelques éclairs de génie!
En 1972, sous le nom Univeria Zekt, Magma Vander lance un album intitulé «The Unnamables». Les musiciens sont les mêmes que sur l’album précédent, à l’exception du trompettiste et du retour, pour un album, de Claude Engel, qui, une fois de plus, nous offre quelques grands moments, que ce soit à la guitare acoustique ou électrique. C’est un album de jazz-rock qui tente d’ouvrir un espace pour une audience plus vaste. La première face va un peu dans tous les sens, au niveau du jazz-rock de l’époque; on pense à Blood, Sweat & Tears, par exemple. Sur «Something Casts a Spell», on se prend même à imaginer que c’est Chapman (Family) qui chante. Les vocaux sont d’ailleurs en anglais (sauf pour le dernier morceau). La deuxième face est vandérienne et jazz. Ça déménage et Vander casse la baraque, avec quelques grands moments de batterie («Ourania»). Un album étrange, jazz, mais pas zeuhl du tout pour ceux qui l’imagineraient.
Et puis, le moment de la consécration arrive! Le langage zeuhl est maintenant parfaitement défini. C’est «Mekanïk Destruktïw Kommandöh», la substantifique moelle de Magma et du zeuhl en général. Un album simplement génial! Du jamais entendu dans l’histoire de la musique, même si on peut clairement identifier les sources d’inspiration. Vander met ici l’accent sur les chœurs et la musique se transcende, pour acquérir une dimension sidérale! La suite ne perd pas sa tension durant un seul instant des 38 minutes de sa durée, les compositions sont serrées, compactes et regorgent d’une urgence proprement incroyable! La rythmique fusionnelle de Jannick Top et Vander fait des merveilles, les cuivres sont bien intégrés et les multiples vocalistes tissent une trame dramatique extraordinaire. C’est un tour de force! On entre dans ce voyage pour n’en sortir que transformé, les yeux étincelants. Quel album! Pas une ride après 50 ans! Un des chefs-d'œuvre absolus du prog!
Avec «Ẁurdah Ïtah» (à l’origine «Tristan & Iseult» par Vander), c’est une formule limitée à 4 musiciens qui nous est offerte: Christian Vander, Stella Vander, Jannick Top et Klaus Blasquiz. En fait, c’est une longue suite (comme «MDK») et le format «petit comité» permet de se faire une excellente idée des options de composition de Vander. Les voix sont mises en valeur et la suite nous offre un excellent album de zeuhl, même si on n’atteint pas le paroxysme de «MDK». La suite est très bien construite et l’on suit ses méandres avec grand plaisir. Un album qui peut sembler secondaire mais qui se révèle très intéressant à la réécoute un demi-siècle plus tard.
Enfin, «Köhntarkösz», de 1974, apporte une note plus calme, presque méditative après le paroxysme de «MDK». La plage titulaire, en deux parties qui totalisent plus de 30 minutes, nous est proposée sur un tempo plus lent, plus réflexif. Ici, les cuivres sont absents et le piano électrique gagne une importance considérable. Le morceau est superbement composé et nous mène par la main au travers de la mythologie vandérienne. Quelques crescendos agrémentent la tension et également quelques soli rappelant la phase plus jazz des débuts du groupe. Superbe et étrange, cet album marque un jalon important dans l’histoire de ce groupe qui continuera à nous étonner jusqu’à ce jour. En 1975 (hors de notre capsule temporelle), un superbe live sera l’occasion d’une relecture exceptionnelle de l’excellente plage titulaire de cet album. On note un morceau dédié à John Coltrane qui ferme «Köhntarkösz» avec un air de nostalgie…
Lucius Venturini
https://seventhrecordsmagma.bandcamp.com/
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25/06/2023 : Gentle Giant (1970-1974)
Le premier album, simplement intitulé «Gentle Giant», signe l’arrivée, en 1970, d’une autre grosse pointure du prog seventies. Avec les trois frères Shulman et Kerry Minnear, le groupe va proposer une palette sonore jamais atteinte auparavant. Rien que ces quatre lascars totalisent l’utilisation de plus de 11 instruments, sans parler des excellentes qualités vocales de chacun. Et c’est exactement cet énorme potentiel que le premier album nous propose. Ça va dans toutes les directions: prog, hard rock, mélodies renaissance, folk, blues rock, et jazz… Donc, on peut dire que les qualités de cet album incarnent en même temps son principal défaut: le manque d’homogénéité. Mais on vit déjà d’excellents moments, avec le classique «Funny Ways», qui inaugure la série de petits morceaux aux mélodies improbables et tellement attachantes, ou le fameux «Alucard» où la complexité apparaît déjà.
Avec le second album, «Acquiring the Taste», on grimpe déjà vers les sommets. La grammaire musicale est bien installée, et on y trouve des compositions beaucoup plus serrées et homogènes ainsi qu’une musicalité des hautes sphères, tant au niveau de la qualité des musiciens que celui de la subtilité des compos. Il est difficile de choisir un morceau, tant l’ensemble est compact, inspiré et bien organisé. Les harmonies vocales sont également d’une grande perfection et on se demande comment il est possible de faire tenir tout cela ensemble, en même temps! Les morceaux sont maintenant très complexes et il ne reste plus que quelques lointains relents de blues rock sur l’un ou l’autre des soli de guitare. Un très grand album, qui n’a pas une ride!
Avec le troisième, le groupe se lance dans l’aventure du concept album (leur premier), intitulé en l’occurrence «Three Friends», qui, comme son nom l’indique, nous raconte l’histoire de trois amis. On retrouve dans cet album les mêmes ingrédients déjà présents dans le précédent: discours serré, richesse instrumentale (on peut d’ailleurs mettre ici en exergue l’extraordinaire fusion des cuivres dans la masse sonore, qui se rapproche de la perfection qu’un Steely Dan n’atteindra que 8 ans plus tard), les harmonies vocales virtuoses, l’intrication de la rythmique avec tous les niveaux harmoniques. Mais, à la différence de l’album précédent, il y a un je ne sais quoi qui fait qu’on perd l’attention. Il m’est arrivé plusieurs fois de voyager vers d’autres sujets et d'ensuite me rendre compte que je n’écoutais plus la musique. Étrange! Donc, je l’ai réécouté une autre fois à un autre moment... Même phénomène! C’est comme si quelque chose m’empêchait de pouvoir écouter l’album avec attention, malgré mon désir de le faire... Étrange troisième album!
En 1972, le groupe lance «Octopus», avec ses huit morceaux sophistiqués qui constituent également l’ultime participation de Phil Shulman. Le groupe est à son sommet chez Vertigo et l’album bénéficie d’une superbe pochette de Roger Dean. Le contenu de l’album est très varié et nous offre quelques grand moments, comme la superbe plage d’ouverture, «The Advent of Panurge», également inspiré de Rabelais, et l’extraordinaire «Knots», inspiré lui de l’œuvre du même nom par Ronald Laing. Ce morceau s’inspire des madrigaux où de sensationnelles performances vocales jouxtent de manière superbe avec des développements en contrepoint. Rares sont les groupes qui arrivèrent à maîtriser ces formes classiques comme Gentle Giant. Et on retient aussi la magnifique mélodie de «Think of Me With Kindness», une perle enchâssée entre les sept autres tentacules de cet excellent album, leur meilleur au goût de nombreux fans.
Toutefois, après le départ de Phil, la sortie de «In a Glass House», leur deuxième concept album, va changer la donne. L’album est construit autour de l’adage que «ceux qui vivent dans une maison de verre ne devraient pas jeter de pierres»… Aucun temps faible ici et l’ensemble se déploie avec harmonie, complexité et inspiration. On se prend à penser un peu à Zappa à certains moments, mais avec un esprit résolument anglais, jusqu’au bout des ongles! On y rencontre quelques grands moments, comme la plage d’ouverture «The Runaway», le superbe morceau construit sur base de percussions mélodiques, «An Inmates Lullaby», le très riche «Experiences» avec de nombreux changements virevoltants et le morceau titulaire pour terminer énergiquement cet album brillant, extrêmement créatif et tout simplement génial.
L’année suivante, ils rééditent le même exploit avec leur troisième concept album, «The Power and the Glory». Même discours serré, même richesse de sonorités et de timbres. Quelques morceaux sortent du lot (si l’on peut dire!). La plage d’ouverture, «Proclamation» présente une sorte de quintessence du son du groupe, avec ses mélodies un peu «riffées», ses changements créatifs et ses vocaux acrobatiques. «So Sincere» nous offre un autre moment riche de composition contrapunctique, avec une chimie sax/vocaux magnifique. «Aspirations» est beau à pleurer! Etc. C’est encore un grand album que l’association Minnear/Shulman Bros nous livre ici! Créativité, inventivité, qualités techniques, Gentle Giant avait vraiment tout pour plaire et ses albums ont vieilli comme le meilleur vin! À consommer avec délectation, 50 ans après…
Lucius Venturini
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11/06/2023 : King Crimson (1972-1974)
King Crimson (1972-1974)
«Earthbound» constitue le deuxième volet de la transition initiée avec «Islands». Généralement, cet album live est honni par les aficionados du roi cramoisi et il est vrai que cet album n’a vraiment plus rien à voir avec les précédents. C’est tout simplement un album de jazz, une sorte de free jazz-rock violent, brutal et gore! C’est du trash jazz, si l’on peut dire; le son est mauvais et cela ajoute encore au côté punk de l’ouvrage. Ce n’est pas du rock, et certainement pas du prog! On ouvre avec une version destroy de «21st Century Schizoid Man» où Fripp se taille la part du lion avec un très beau solo. Et cela continue dans les mêmes eaux: solo de Collins, solo de Wallace sur «Groon», dont on rencontre une version studio sur la face B du single «Cat Food». C’est du grand nettoyage! Décrassage intégral des oreilles! C’est évidemment très inégal! Le meilleur moment me paraît être le solo de Fripp sur «Sailor’s Tale». C’est un bon album mais vraiment pas pour toutes les oreilles...
En 1973 commence la deuxième trilogie, avec «Larks’ Tongues in Aspic», un album phare de la production crimsonienne des années 70. Il y a du nouveau: un violoniste, David Cross, qui reçoit un rôle important dans la mise en scène frippienne. Cross apporte une note, une saveur, une orientation plus contemporaine du discours musical. On perçoit plus les dissonances harmoniques qui sont mises en évidence dans les compositions. C’est la grande nouveauté! Le combo sonne plus musique contemporaine, même si on remarque encore la présence d’éléments classiques de la première trilogie, comme le riff de la plage titulaire («Larks’ Tongues in Aspic, Part 1») ou «Book of Saturday» qui nous propose une autre chanson basée sur une superbe mélodie. La rythmique se complexifie également avec l’arrivée de Bruford, et Fripp, quant à lui, s’en donne à cœur joie avec quelques soli dissonants agrémentés de Frippertronics. Tout ceci nous donne un mélange explosif et signe un des chefs-d'œuvre du roi cramoisi!
Deux albums sortiront en 1974, «Starless and Bible Black» et «Red». Le premier est bien inégal, surtout au long de la première face où certains temps forts, principalement avec ces riffs frippiens si particuliers et d’excellents moments d’improvisation, alternant avec des lignes de chant à la limite de la justesse et un morceau instrumental de peu d’intérêt, «Trio». La deuxième face, en revanche, est brillante et nous donne deux gemmes d’énergie, d’improvisation inspirée (on pense au combo de Miles Davis de la même époque!) et d’inventivité impressionnante. Ce sont les passages instrumentaux qui se démarquent nettement dans cet album.
Et puis vient «Red» pour clôturer cette deuxième trilogie. Immédiatement, on est servi avec un de ces riffs dévastateurs. C’est la plage titulaire et on accroche ses ceintures. La musicalité, l’énergie et la créativité atteignent ici un sommet: le superbe «Fallen Angel» s’enchaîne avec «One More Red Nightmare» (le seul point faible de cet album, avec une ligne mélodique quasi inexistante – le morceau aurait gagné à rester instrumental) où un son de trompette ne peut que nous rappeler Mongezi Feza du «Rock Bottom» de Wyatt, sorti quelques mois auparavant… La deuxième face est grandiose avec une superbe improvisation – «Providence» – de free rock où cette fois la sauce prend (pas comme dans le «Moonchild» du premier album). Ici, nous avons la cohésion, l’écoute et l’énergie d’un groupe au sommet de son art. Tout cela pour terminer avec le Gran Finale de cette époque dorée, «Starless», chef-d'œuvre qui réunit en un seul morceau toutes les qualités du groupe jusqu’à cette époque: mélodie, rythme, puissance, crescendos, et tension. «Starless» est vraiment LE morceau incontournable de cette époque. Un grand album!
Lucius Venturini
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28/05/2023 : King Crimson (1969-1971)
King Crimson (1969-1971)
En 1969, King Crimson fit son apparition sur la scène rock avec un album phare, qui marquera son époque et, d’une certaine manière, inaugurera ce qui sera ensuite reconnu comme rock progressif. L’album avait quelques gemmes précieuses à son actif: une pochette proprement inoubliable, de longs morceaux très écrits et comprenant de nombreux changements d’humeur, de rythme, de timbres, l’apparition du fameux Mellotron (oui, les Moody Bues l’avaient déjà utilisé!), et une virtuosité instrumentale indéniable. La première face de «In the Court of the Crimson King» est proprement anthologique, par sa perfection et la modernité qu’elle a, jusqu’à nos jours. Les trois morceaux s’enchaînent parfaitement, de la violence dévastatrice de «21st Century Schizoid Man» (avec un texte visionnaire), à la douceur de «I talk to the Wind» et le symphonisme mélodique de «Epitaph». Une merveille! Malheureusement, la seconde face nous inflige un horrible morceau de 12 minutes, une sorte de free rock sans queue ni tête, absolument inaudible (j’ai fait l’effort masochiste d’aller jusqu’au bout!). Le final de l’album, quant à lui, est superbe avec la plage titulaire. Un album d’importance historique, mais avec plus d’un quart de son temps d’écoute insupportable!
L’année suivante, Fripp réédite le même schéma. La première face de «In the Wake of Poseidon» est comme le symétrique de la première face du premier album: perfection de l’ensemble, un début violent (légèrement jazzy), une accalmie et une superbe fin symphonique. Encadré par les petits morceaux intitulés «Peace». L’album est superbe et nous apporte une nouveauté intéressante avec le très dynamique «Cat Food» où la présence de Keith Tippett au piano (il va participer à trois albums) représente une excellente ouverture harmonique et rythmique. Malheureusement, là aussi, on doit se farcir 12 minutes insupportables avec une «mellotronerie» pompeuse intitulée «The Devil’s Triangle», où on nous montre tout ce qu’il ne faut pas faire avec un Mellotron (là aussi, je suis arrivé au bout après une sérieuse injection de courage!). Ces deux premiers albums de KC sont de la même cuvée, et il y a même une citation du premier album dans la mellotronerie du second.
«Lizard» est une œuvre sur orbite. D’un côté, Fripp continue ce qui a été ébauché avec les deux premiers albums: une première face qui s’ouvre avec une pièce tonique, très rock (avec cette fois quelques relents de jazz), une petite chanson mélodique et une suite improbable du classique «Cat Food» de l’album précédent, «Indoor Games». Un morceau peu intéressant, «Happy family», clôture cette partie. Très bien! Mais ensuite vient la merveilleuse face avec la suite «Lizard». Tout y est, de cette période: chant mélodieux, Mellotron, bolero, tous éléments déjà connus auxquels viennent parfaitement s’intégrer des moments de musique de chambre – oui ici Fripp invente le rock de chambre! – et de jazz. Les soli de Fripp sont déjà bien ancrés dans les Frippertronics et on a même droit a un solo de trompette quasi mariachi. C’est tout simplement époustouflant! Comment tout cela peut-il tenir ensemble? Et cela fonctionne parfaitement! Un tout grand album qui frise le chef-d’œuvre qui clôture la première trilogie produite par le groupe.
Maintenant viennent des moments de transition. Le premier moment est un étrange album nommé «Islands». Un peu hétéroclite, si l’on considère l’ensemble, il commence avec une face en deux parties qui n’a plus rien de rock, progressif ou non! On est plutôt entre les longues suites à la Keith Jarrett ou le spiritual jazz de Pharoah Sanders, voire de Don Cherry. Et ce n’est pas mal du tout! La première partie se traîne un peu en longueur, mais «Sailor’s Tale» est excellent avec un solo de Fripp plutôt décoiffant. La seconde face est un étrange fourbi. Cela va dans toutes les directions sans réussir vraiment à trouver son axe. La plage titulaire est intéressante mais trop longue et on a du mal à soutenir l’attention jusqu’au bout... Un disque de jazz donc, surtout pour sa première face et la plage titulaire.
Lucius Venturini
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14/05/2023 : Yes (1972-1974)
Yes (1972-1974)
En continuant mon parcours de 50 ans après avec le groupe Yes, me voici donc arrivé en 1972, année de la sortie de «Close to the Edge». Cet album est généralement considéré comme leur meilleur, mais une écoute attentive me fait douter de ce statut de super-album. D’abord, il y a la longue face titulaire, où l’on découvre l’impact mystique qu'Anderson met et va continuer de mettre dans ses textes, ici le «Siddhartha» de Hermann Hesse... Bon, on aime ou on n’aime pas...! Les 8 premières minutes sont vraiment parfaites de cohésion, d’énergie, et de composition, mais quand on arrive à la césure, les choses ne parviennent pas à se maintenir à ce niveau; d’abord, on a un passage planant un peu incongru, ensuite un court moment de vocaux «déphasés» avec l'ensemble harmonique et enfin – et c’est le pire – une «wakemanerie» d’orgue d’église proprement insupportable. Vraiment dommage! La seconde face s’ouvre avec une des compositions les plus faibles du groupe, le très gnangnan «And You and I» et c’est le troisième morceau qui sauve l’album… «Siberian Khatru» est une des perles de toute la discographie de Yes. Homogénéité, énergie, changements dévastateurs, harmonies vocales parfaites, ce morceau sauve l’album...!
Avec «Yessongs», un triple album live, nous avons droit à un véritable Greatest Hits de la production du groupe jusque-là. C’est un live et il ne bénéficie pas d’un son merveilleux, ce qui a été la cause de nombreuses mauvaises critiques à l’époque. Mais, à le réécouter aujourd’hui, on peut faire quelques commentaires plutôt élogieux. D’abord, ce que ce live nous montre, c’est que Yes est un grand groupe de rock, pas un combo de préciosités intellectuelles, mais un ensemble capable de déchaîner l’enfer quand il est sur scène! Les morceaux sont mille fois plus puissants et énergiques que dans les versions studio, et il y a de grands moments purement rock avec déferlement de fin du monde. Howe est particulièrement dévastateur dans ses soli, et la rythmique – même avec le nouveau venu Alan White – est toujours aussi incroyablement soudée. Écoutez à haut volume «Heart of the Sunrise» ou «Yours is no Disgrace»! Cet album tient très bien la route au fil des ans. Même la version de «Close to the Edge» est mille fois meilleure que celle de l’album studio; Wakeman y est beaucoup plus discret et le passage planant bien mieux intégré. En fait, c’est un grand album live qui, au long de ses 6 faces, ne diminue l’intensité que dans les incontournables moments en solo, l’horrible «wakemanerie» des «The Six Wives of Henry VIII» (impossible d’arriver au bout), et le peu d’intérêt de la partie «The Fish» de Squire; Howe, comme d’hab, s’en sort très bien avec une petite plage acoustique et Bruford avec un court solo tout en sensibilité.
Et nous voici maintenant au cœur des élucubrations mystiques d'Anderson avec le double album «Tales from Topographic Ocean». On sait que Wakeman n’aimait pas le projet (il s’en ira après), sorte d’ego-trip andersonien qui pousse le discours du groupe jusqu’à l’extrême. Le résultat est témoin de ces tensions: quatre longues plages qui ne tiennent pas la distance, malgré quelques bonnes idées et mélodies. On se prend à regarder sa montre… C’est beaucoup trop long, les enchaînements sont un peu forcés ou répètent ce que nous connaissons déjà des autres albums; en un mot, on s’ennuie… Je me suis pris de nombreuses fois à penser à d’autres choses (faire le supermarché, terminer un travail en chantier, payer une facture), bien loin de l’écoute de la musique... L’effort est titanesque et doit correspondre à de très nombreuses heures de travail, mais, malheureusement, le résultat n’y est pas et on en sort sans savoir très bien ce que l’on a écouté...
Avec «Relayer», c’est Patrick Moraz qui reprend les claviers abandonnés par Wakeman après l’album précédent. Son arrivée renoue avec le jazz, et plus particulièrement le jazz-rock et le funk. La plage titulaire, «The Gates of Delirium», est une remarquable composition, extrêmement complexe, qui n’est pas sans évoquer le Return to Forever de Chick Corea. Jamais le groupe n’aura produit tant de virtuosité instrumentale. Le morceau, inspiré de «Guerre et Paix» de Tolstoï, est une suite époustouflante avec une véritable explosion de la partie «guerre» au milieu du morceau. Les mélodies sont superbes et le chant d'Anderson également. Une des choses les plus abouties du groupe! Malheureusement, la seconde face commence par un morceau virtuose de complexité mais assez peu intéressant musicalement (on pense de nouveau à Return to Forever) et la troisième et dernière plage est une chanson plus calme, un peu gnangnan, dans la lignée de «And You and I» du cinquième album. «Relayer» est très différent des albums de la période classique, mais apporte une matière aux confins du jazz-rock et du rock progressif. C’est un album très intéressant. Après lui, les choses changeront…
Lucius Venturini
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30/04/2023 : Yes (1969-1971)
Dès le premier morceau – «Beyond and Before» – du premier album, simplement intitule «Yes», le discours est clairement défini et la machine Yes est sur les rails. Les principaux ingredients? Une rythmique absolument unique au monde, avec la fusion quasi télépathique de Bruford et Squire, ce dernier apportant un son de basse véritablement monstrueux, et, d’autre part, les voix harmonisées, avec le timbre si particulier d'Anderson. La qualité des compositions répond déjà à l’appel et le résultat est un excellent album de prog auquel on rajoute les ingrédients non négligeables de Tony Kaye au piano et à l’orgue, ainsi que la guitare «wes-mongomeryenne» (réécoutez «I See You») de Peter Banks. Le groupe propose des covers, mais ce sont de véritables recréations, bien meilleures que leurs originaux. Par exemple l’intro instrumentale de «Every Little Thing» est proprement dévastatrice. Ces passages instrumentaux plus ou moins improvisés constituent d’ailleurs les moments forts des deux premiers albums, avec une excellente alchimie du groupe et des moments de soli furieux de la part de Kaye et Banks.
Le second album, «Time and a Word», continue dans la même veine, mais, malheureusement, souffre de l’adjonction catastrophique de cordes qui affaiblissent l’ensemble, pourtant bon. Les compositions sont ici un peu moins fortes que sur le premier album, mais ce second opus a ses bons moments, surtout la cover du Buffalo Springfield, «Everydays». D’autres passages sont moins intéressants comme «Astral Traveller» où ils en font vraiment trop avec les effets studio, et «Clear Days», une petite chanson pop sans intérêt.
Le troisième album, «The Yes Album», voit le départ de Peter Banks et l’arrivée de Steve Howe. Ce changement est radical. Les compositions deviennent beaucoup plus fouillées et les passages forts d’improvisation rock disparaissent au profit d’un discours beaucoup plus contrôlé (sans sens péjoratif). En un mot, c’est moins jazz, et plus classique! Howe est un virtuose tout-terrain (voir le petit instrumental country «The Clap») et son apport est énorme, même si le son de base ne change pas. Cet album marque un premier sommet pour le groupe, avec une perfection entre les timbres, les passages instrumentaux, les harmonies vocales et la qualité des compositions.
«Fragile» est le quatrième album du groupe et le premier avec le claviériste Rick Wakeman. L’album est constitué par une alternance entre quatre morceaux de l’ensemble et cinq petites pièces composées par chaque musicien pour mettre en valeur ses idées personnelles. Le décalage est énorme entre la qualité exceptionnelle des compos de l’ensemble et les petites pièces de chacun. Dans ces dernières, c’est encore Squire qui s’en tire le mieux, ainsi que Howe, quand Wakeman se borne à nous donner une resucée de Brahms et de sa culture classique, sans aucun intérêt. Les quatre morceaux de l’ensemble sont tout simplement prodigieux. Tout y est! Les compositions sont bien balancées, inspirées, la qualité des interprètes est sidérale, les contrastes sont chaque fois bienvenus et relancent l’ensemble, la rythmique est hallucinante de précision et d’inventivité, les harmonies vocales sont célestes et tout simplement belles. Ces quatre morceaux constituent le sommet de ce que Yes produira au cours de sa longue carrière! Pas de temps mort, ils nous mènent hors des sentiers battus, nous tenant par la main et nous laissant à l’expérience de ces moments musicaux uniques. Malheureusement, après chacun de ces grands moments, on retombe sur ces petits morceaux qui, littéralement, cassent l’ambiance. Un tout grand album qui frise le chef-d'œuvre!
Je terminerai prochainement ce petit parcours de l’œuvre de Yes avec la période 1972-74, comprenant les quatre albums suivants.
Lucius Venturini
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16/04/2023 : Van der Graaf Generator (1969-1975)
Le groupe apparaît sur la scène rock avec un premier album en 1969, The Aerosol Grey Machine. C’est un album typique des années soixante, légèrement pop, avec déjà la présence de la voix unique de Peter Hammill, esprit fondateur de ce projet. Poète, guitariste, pianiste et compositeur, Peter Hammill montre déjà la veine singulière qui annonce les futurs albums, avec des morceaux comme «Afterwards» (notons une excellente reprise de ce morceau par Landberk) qui préfigure «Darkness» de l’album suivant, ou encore «Aquarian», morceau déjà plus structuré vers le progressif. On trouve également, sur la version américaine, un petit morceau, «Squid One», qui sera repris et terminé par Finnegans Wake, des années plus tard. C’est un album dispensable, mais déjà avec quelques excellentes idées.
Avec The Least We Can Do Is Wave to Each Other, le groupe affirme son style unique et, avec «Darkness», beaucoup de choses sont déjà en place: une musique tendue, dirigée par la voix incomparable de Peter Hammill, un son d’orgue qui ne craint pas les dissonances, un sax tenor avec effets sonores multiples et des crescendi en apothéose (voir la fin apocalyptique de «White Hammer»), sans peur de passages tirant vers le free jazz. Toutefois, ce premier album de la maturité demeure très inégal et, si l’on excepte les deux premiers morceaux, les compositions sont encore plus ou moins brouillonnes, manquant de structure et d’ensemble. Par exemple, «After the Flood» regorge de bonnes idées mais celles-ci ne sont pas bien construites en relation à l’ensemble complexe du morceau. Sur cet album, les morceaux qui se démarquent sont les plus simples, comme la plage finale, «The Boat of Millions of Years», qui clôture brillamment l’album. Mais avec cet album, on a déjà fait un pas de géant en relation au précédent. On note aussi l’apparition d’une petite «chanson», signature typique du groupe sur chaque album, privilégiant la mélodie: «Out of My Book».
H to He, Who Am the Only One propulse toutes ces qualités à l’étage supérieur. L’écriture est serrée, compacte et les passages entre les différents mouvements sont suaves, sans efforts, comme évidents. La musicalité de l’ensemble est époustouflante et il est vraiment difficile de choisir un morceau qui se démarquerait. «Killer» ouvre l’album et son riff ne sera plus jamais oublié par qui l’aura entendu. «House With no Door» est une pièce délicate et poétique, avec une mélodie superbe. Cet album n’a pas de point faible et il demande une réécoute, tant il regorge de couches insoupçonnées qui ne se laissent que peu à peu découvrir. Par exemple, il est intéressant de voir comment le saxophone de Jackson est bien intégré à l’ensemble, de façon quasi organique. Dans l’album précédent, il faisait encore un travail de solo, ou de doublage de mélodies, maintenant il est un élément de l’ensemble, au même titre que les autres instruments. Ici, la voix de Hammill s’élève vers des hauteurs inimaginables de sensibilité et d’émotion avec ses glissandi si typiques ainsi que ses moments de colère alternant avec la douceur ou la tristesse d’autres passages. Avec cet album et le suivant, VdGG a créé un son absolument unique dans l’histoire de la musique. Rien de tel – à ma connaissance – ne peut se rencontrer nulle part ailleurs: mélange de timbres, sons acoustiques et électroniques, rapports musique/voix! On est aux confins des genres. Est-ce du rock? Est-ce du jazz? De la musique contemporaine? Probablement un peu de tout, cela dans une synthèse exemplaire! Chef-d'œuvre!
Pawn Hearts emmène l’auditeur vers les mêmes contrées, sans faiblir un seul moment sur l’urgence de la musique, des textes et des orchestrations. On est ici avec un album unique dans l’histoire du rock, probablement dans l’histoire de la musique tout court. Tout y est compact, mesuré, jusque dans les moments les plus délirants, ou dans ces étranges machines musicales dont Hammill a le secret (par exemple, la partie «Cog» sur «Lemmings»). Les contrastes sont superbes, les compositions raffinées et la musicalité du combo est à son sommet. Naturellement, c’est la suite «A Plague of Lighthouse Keepers» qui marque l’album avec une occasion pour Hammill de développer son talent littéraire et vocal dans ce qu’il a de mieux. On se prend à traverser de multiples moments émotionnels à l’écoute de cet album: tristesse, angoisse, espoir, joie, nostalgie, colère, etc. Un des chefs-d'œuvre du rock!
En 1972, à cause de problèmes financiers et du peu de reconnaissance qu’ils reçurent (en dehors de la Belgique, de la France et de l’Italie), les musiciens interrompent l’aventure. Peter Hammill commencera une carrière solo, extrêmement féconde (5 albums rien qu’entre 71 et 75) et ce n’est qu’en 1975 que VdGG se reformera et sortira son quatrième álbum: Godbluff. Cet album de reformation inaugure une autre période de l’histoire du groupe. Personnellement, je trouve que, entre 1971 et 1975, quelque chose s’est perdu, quelque chose de l’ordre de l’urgence et de la tension. Peut-être cela a-t-il à voir avec les albums solo de Hammill? Je ne sais pas. Il doit y avoir aussi l’impact de la non-reconnaissance, après tant de travail. Toujours est-il que ce quatrième album, malgré un niveau extraordinairement élevé de musicalité et de qualité des compositions, n’arrive pas à m’évoquer les émotions et la tension affective des précédents. Deux choses retiennent l’attention: l’importance démesurée des textes en relation à la musique, comme si celle-ci n’était qu’un accompagnement de la poésie de Hammill. Et, de l’autre côté, l’impression que VdGG essaie d’imiter VdGG, citant son propre discours sans réussir à faire renaître la magie qui a disparu. Quelques bons moments quand même: l’intro de batterie et sax de «Arrow», une sorte d’hommage surprenant à Miles Davis, et l’excellent passage instrumental de «The Sleepwalkers»...
Lucius Venturini
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02/04/2023 : Genesis
J’ouvre ici quelques articles faits à la première personne sur les grands groupes classiques du début des années 70. Que peut-on dire aujourd’hui de ces albums que nous avons tant aimés? Comment ont-ils résisté à l’érosion du temps? Je commence avec Genesis (période Gabriel).
Genesis (1969-1974)
From Genesis to Revelation est un premier album tout à fait dispensable! Il ouvre une parenthèse qui se refermera avec The Lamb Lies Down on Broadway. Ce premier album entre par une oreille pour sortir rapidement par l’autre et se perdre dans l’oubli de notre mémoire! Ce n’est pas que l’album soit mauvais, loin de là! Mais, il ne fait pas le poids... Et puis ils ont souffert sous l’influence néfaste d’un producteur fan des Bee Gees première période, Jonathan King. Résultat: des orchestrations lourdes de cordes et un album plutôt pop 60s. Quelques bons moments: «In the Beginning» un peu psyché, «The Serpent» légèrement hard rock, et surtout, le meilleur moment à la fin de l’album, «A Place to Call My Own», où l’on voit la voix de Gabriel s’affirmer et annoncer ce qui vient…
Avec Trespass, on est propulsé dans l’Olympe! Équilibre des compositions, contrastes rythmiques, moments méditatifs et tempêtes de colère et rage, la voix parfaite de Gabriel, les textes fantastiques et mythiques, et surtout, l’homogénéité de l’ensemble qui, tout en mettant certains temps forts en exergue, ne présente aucune faille notable (on pourrait juste dire à la rigueur que «Stagnation» est légèrement plus discret, mais, au fond, ce n’est que pour annoncer l’apothéose de «The Knife»). Leur chef-d’œuvre!
Nursery Cryme apporte de nombreux changements, outre l’arrivée de Hackett et Collins qui vont «relever» significativement le niveau technique du combo. D’emblée, les compositions sont plus complexes et l’album s’ouvre sur une perle qui ne présente aucune ride, le majestueux «The Musical Box», avec son histoire à la Edgar Poe, est un grand moment musical. Malheureusement, le reste de l’album ne se maintient pas à cette hauteur himalayenne! «The Return of the Giant Hogweed» inaugure une série de morceaux que l’on retrouve au fil des albums, avec une rythmique «cassée» (influence de Collins?), des vocaux qui ont de grandes difficultés à rencontrer la musique, et de somptueux passages instrumentaux. Ce sont des morceaux hybrides où le chant n’est pas bien intégré aux compositions et où l’on se prend à attendre les somptueux passages instrumentaux qui ne manqueront pas d’arriver. Je note la même chose pour «The Fountain of Salmacis». L’album manque de cette grande qualité qu’avait le précédent, l’homogénéité, malgré un sérieux upgrade de technique instrumentale et de capacité de composition.
Le problème de Foxtrot est exactement de la même nature. C’est un album inégal avec ses longueurs (par exemple, l’intro de «Watcher of the Skies»), ses moments de rupture entre chant et musique, ses moments instrumentaux merveilleux, et ses morceaux à la rythmique «cassée». Évidemment, c’est «Supper´s Ready» qui se démarque: une longue suite qui permet à la poésie et aux fantasmes de Gabriel de trouver un format à sa mesure. Ce sont les paroles qui forment les piliers de l’œuvre, qui sans cela, peut paraître un peu hétéroclite.
Selling England by the Pound représente l’effort majeur du groupe dans le développement de leur vocabulaire symphonique si original. Si on exclut le petit morceau «More Fool Me», la première face du vinyle est probablement ce que Genesis a fait de mieux au niveau de la qualité des compositions, de l’intégration des paroles et de la musique, de la subtilité des arrangements musicaux et des moments instrumentaux. Les qualités des instrumentistes sont également à leur sommet: par exemple, le travail de Collins est proprement fabuleux! Malheureusement, une fois de plus l’album ne tient pas la distance et, si l’on excepte l’excellent «The Cinema Show», de la même veine que les morceaux de la première face, le reste ne parvient pas à se maintenir à ce niveau. «The Battle of Epping Forest», par exemple, réédite le cas «Hogweed», mais en plus sophistiqué, rupture entre le chant et la musique, et excellence des passages instrumentaux. Les autres petits morceaux sont de peu d’intérêt. Avec cet album, ils frisent la perfection.
On referme la parenthèse avec The Lamb Lies Down in Broadway, une œuvre ambitieuse, type opéra rock (un truc qui n’a vraiment jamais marché pour personne), pompeux, où la dimension du show sera plus importante que la musique et où Gabriel se cantonne – si l’on peut dire – à l’écriture du livret…. Il n’a plus grand-chose à voir avec la musique, qui est bien loin de la splendeur de l’album précédent, même si l’on peut y découvrir quelques perles, comme «The Carpet Crawlers». On s’éloigne un peu du rock progressif avec cet album thématique.
Je referme la parenthèse car, avec l’album suivant, c’est une autre histoire qui commence…
Lucius Venturini